LE PÉPLUM, MIROIR D’EMPIRES
COMPTE RENDU DE LA CONFÉRENCE DE MONSIEUR PATRICK TALIERCIO
Une longue histoire d’amour lie les antiquistes au genre cinématographique du péplum, et ce quasiment depuis l’invention de ce dernier, au début du XXe siècle. Vous le savez : notre association, ce bulletin et un certain chroniqueur en sont tout aussi férus. Imaginez donc leur joie respective, lorsque fut annoncé le programme de notre dernière Assemblée Générale : l’ACFLA avait invité Monsieur Patrick Taliercio pour une conférence intitulée « Le péplum, miroir d’empires ». Monsieur Taliercio, originaire de Marseille, diplômé de l’INSAS et réalisateur de documentaires, œuvre pour l’asbl Cinédit, qui propose des formations aux enseignants et des animations aux élèves, centrées sur le cinéma. Nous lui avons proposé de démonter pour nous les ressorts des péplums célèbres et il s’est exécuté avec la plus parfaite amabilité et compétence. Voici retranscrits pour votre privilège, les précieux enseignements de ce que d’affreux traîtres à la cause du français qualifieraient de « workshop » (Mais nous n’en sommes pas ! Jupiter nous en garde !).
Le cinéma naît en 1895, date de la première projection publique des Frères Lumières, dans le Salon Indien du Grand Café, à Paris, boulevard des Capucines. Immédiatement, plusieurs cinéastes s’emparent de l’Antiquité, mais il faut attendre 1912 et le Quo Vadis d’Enrico Guazzoni pour que le genre soit réellement constitué. Les débuts du péplum sont profondément marqués par la production italienne et le style du monumental Cabiria de Giovanni Pastrone, tourné en 1914. Hollywood s’en empare dès 1916 : le réalisateur D.W. Griffith offre au monde Intolerance, qui couronne la période du muet. Si l’entre-deux-guerres porte l’empreinte des réalisations et de la personnalité mégalomane de Cecil B. De Mille, le péplum atteint réellement son apogée dans les années 50. L’alpha et l’oméga de cet Âge d’Or demeurent le Quo Vadis de Mervyn LeRoy, sorti en 1951, et La Chute de l’Empire Romain d’Anthony Mann, sorti en 1964. Le genre repasse entre les mains des Italiens et se dévoie alors dans des réalisations insignifiantes aux décors de carton-pâte. Il faut attendre l’an 2000 pour que le phénix renaisse de ses cendres, sous la forme du Gladiator de Ridley Scott. Le succès ne se dément plus depuis, pour preuve les quatre films sur le sujet, sortis depuis le début de cette année.
C’est justement par une analyse de Gladiator que Monsieur Taliercio débute son propos. Il nous démontre, images à l’appui, que l’entrée de l’empereur Commode dans Rome (http://youtu.be/QqG6YhP7BUU) est un décalque, plan pour plan, de séquences d’un des films de propagande les plus marquants et les plus controversés de l’Histoire : Le Triomphe de la Volonté, de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl. Le Triomphe de la Volonté est un reportage consacré au congrès du parti nazi, tenu à Nuremberg en 1934. Dans les extraits mis en parallèle, l’on voit l’avion d’Hitler percer les nuages et survoler la ville. Le dictateur parcourt ensuite les rues en automobile découverte avant de se rendre au mémorial de la Première Guerre Mondiale. La comparaison est flagrante et glaçante. Elle nous prouve qu’entre la réalité de l’Antiquité et sa représentation dans l’imaginaire collectif, la marge est grande. Ridley Scott fait ici abstraction des responsabilités morales portées par la cinéaste nazi et repeint l’Antiquité aux couleurs noires et brunes du fascisme. Un choix controversé que le réalisateur a défendu en comparant hasardeusement Commode à Hitler. Gladiator demeure in fine un péplum véhiculant des stéréotypes fascisants sur l’Antiquité.
Monsieur Taliercio poursuit sa démonstration en nous fournissant une clé de lecture fondamentale : un film est plus le reflet de son époque de tournage que de l’époque qu’il met en scène. Ainsi du Quo Vadis de Mervyn Leroy, tourné en pleine Guerre Froide et miroir de cette période de tensions majeures. Le film fait ici appel à l’imaginaire de ses spectateurs contemporains. La statuaire romaine renvoie à la statuaire soviétique, Néron est présenté comme un autre Staline, la persécution des chrétiens antiques rappelle l’athéisme totalitaire du système communiste. Les États-Unis se regardent ici eux-mêmes, par le prisme de l’Empire romain, empire perçu comme autoritaire, reposant sur la force et la violence, persécutant les minorités religieuses. Le personnage principal du film, Marcus Vinicius, symbolise l’Américain moyen, aux prises avec ses doutes : a-t-il fait le bon choix ? On le voit déchiré, puis prenant conscience que le christianisme demeure la seule voie possible vers la liberté, l’égalité et la fraternité. Il lui faut se débarrasser de sa mauvaise conscience et endosser ses responsabilités : il est du bon côté, celui du capitalisme, de la libre entreprise, bref de l’Empire du Bien.
De même, le Ben-Hur de William Wyler, sorti en 1959, reflète d’autres événements historiques : la Shoah et la fondation de l’état d’Israël. Le film présente cette fois l’Empire romain comme une force brutale d’occupation qui persécute les Juifs, les déporte et les assassine arbitrairement. De nombreuses allusions sont faites aux convois de la mort et aux tentatives des Justes pour sauver des vies humaines innocentes. La destruction des Juifs d’Europe fournit au final la justification nécessaire à la création d’Israël, son obligation morale et politique. Par ailleurs, Ben-Hur s’articule en deux tableaux, renforçant cette thématique. Dans le premier le héros est victime d’une terrible injustice. Dans le second, il est confronté à un dilemme cornélien : se venger ou pardonner, choisir la loi du talion ou se convertir. Il optera pour cette dernière voie et marchera alors dans les pas du Christ.
Enfin, Monsieur Taliercio achève son parcours par le Spartacus de Stanley Kubrick, sorti en 1960 et échec retentissant. Le propos n’est plus ici religieux, mais social : Spartacus est un film à thèse, un film communiste par bien des aspects. Rome est cette fois présentée comme un système capitaliste oppresseur, qui réduit les humains à des marchandises, des objets commerciaux, qui les animalise et nie leurs droits fondamentaux. Le film est en outre porteur de nombreux messages progressistes, bien que cryptés, en faveur des droits des minorités ethniques et sexuelles.
La conclusion de Monsieur Taliercio réside dans l’étonnant contraste entre les péplums classiques et les péplums contemporains. Les premiers étaient des productions grandioses, commandes officielles de grands studios, laissant peu de liberté à leurs réalisateurs, mais possédant une très grande richesse de contenu et de forme, ouvrant la porte à des analyses nombreuses. Les seconds ne sont que des productions insignifiantes, recyclant les inventions cinématographiques formelles de leurs prédécesseurs, d’une pauvreté de discours navrante et dépourvue de distanciation et d’innovation. O tempora ! O mores !
Naïm HERAGHI
Claire VERLY